dimanche 3 mai 2015

A.DL.

L'histoire d'une tenue, une tenue pour l'histoire: Alex DeLarge.

Chemise promotionnelle faite pour la sortie du film aux Etats-Unis (collection personnelle – 1971)

17h, l’heure du thé ou plutôt l’heure du lait… Du lait plus, lait plus Vellocet ou Synthemesc ou Drencrom. Le meilleur. Entouré de ses Drooges en tenue de gala : un costume blanc et une cane qu’il aime faire virevolter pour briser quelques os à la nuit tombée. Il est assis au fond du Korova Milk Bar, un sourire en coin pour trinquer à une soirée qui s’annonce glorieuse.
Il, c’est Alex ; Alex DeLarge, un sociopathe adepte de viol, d’ultra-violence et de Beethoven.
DeLarge n’est pas son vrai nom mais un clin d’œil de Stanley Kubrick au personnage créé par Anthony Burgess en 1962; qui aimait s’appeler lui-même Alexandre Le Grand.
Interprété par l’acteur britannique Malcolm McDowell, il est portraituré différemment dans le film où il est plus âgé que dans le roman. Il reste néanmoins le plus jeune de son gang, le plus intelligent, le plus violent et le plus charismatique.
Alex vit dans un Londres dystopique commun aux deux œuvres. Cependant il s’est écoulé presque 10 ans depuis la publication du récit et le contexte a beaucoup changé à l’aube du portage à l’écran. Passant du Swinging London, capitale de la pop culture, lancée dans le consumérisme au retour de la crise avec des jeunes voulant s’émanciper. Les influences et les modes de penser ne sont plus les même. Kubrick sait qu’un ajustement est nécessaire et par son attention portée aux détails il va réussir à transformer la nouvelle en un film étonnant. Le choix du langage, de la musique ainsi que les tenues des personnages font qu’il est difficile de situer l’histoire proposée par le fantasque cinéaste.

Dans l’ouvrage de Burgess, Alex est décrit comme portant des collants noirs ultra moulants, une veste cintrée avec des épaules rembourrés, des bottes et un foulard blanc cassé. Une tenue qui va être totalement changée pour le film.


Le metteur en scène confie la réalisation des tenues à Milena Canonero, rencontrée sur le tournage de 2001 : L’Odyssée de L’Espace. Inconnue du grand public en 1971, c’est avec ce film qu’elle démarre sa carrière hollywoodienne. (Maintenant lauréate de 4 oscars des meilleurs costumes avec notamment Barry Lyndon du même réalisateur et dernièrement Le Grand Budapest Hôtel de Wes Anderson.) 
La tenue la plus remarquable des péripéties d’Alex est celle qu’il enfile pour jouer un peu de cette bonne « vieille ultra-violence ». L’objectif de Kubrick et Canonero est de donner un côté futuriste à une tenue d’époque  pour renforcer l’effet prospectif de l’œuvre. Il s’agit aussi de montrer des jeunes prêts à tous les coups (de machette) pour se tailler une place dans une société injuste et figée.
Alex et ses Droogies portent du blanc, un blanc un peu sale. Une chemise sans col avec un pantalon tenu par des bretelles, blanches elles aussi tout comme leur coquille de protection. Ce suspensoir vient de la tenue de cricket de McDowell qu’il suggéra à Kubrick lors de la préparation des costumes. A la vue du sous-vêtement le cinéaste eu l’idée de le mettre par-dessus le pantalon.
Un côté Superman procurant à Alex force et détermination dans des actions qu’il pense légitimes?
Le pantalon est rentré à l’intérieur des bottes. Des bottes Bovver, de « bother » en anglais. Elles étaient portées dès la fin des années 60 au Royaume-Uni par les skinheads et les fauteurs de troubles comme Alex. Les Droogs portent tous la même paire ; un modèle américain. Des bottes de parachutiste de marque Corcoran. Un ancien modèle utilisé pendant la Seconde Guerre Mondiale avec une première semelle en cuir recouverte d’une semelle en caoutchouc (en deux parties).
Ils portent aussi un chapeau. Un chapeau melon pour Dim et Alex. Ce dernier accessoirise sa tenue avec des faux cils à l’œil droit et des faux yeux collés sur ses manchettes. Les faux-cils sont encore une idée de McDowell qui, très investi dans le processus de création, en ramena pour plaisanter sur le plateau. Et puis Il a sa canne ; pratique pour le passage à tabac. Lorsqu’il la fait tournoyer sur quelques notes de musique on revoit l’ami Charlot lui aussi adepte du chapeau de Thomas & William Bowler.
En plus de ces références explicites on peut percevoir d’autres inspirations ; envisageables grâce à l’agencement des vêtements. L’omniprésence de blanc et de blanc cassé associée aux bretelles évoquerait ainsi la tenue du boucher ou une camisole de force. L’un dans l’autre invoquant l’allégorie d’un personnage violent enfermé dans ce monde sclérosé.

En tabassant un ivrogne, Alex et sa bande firent grand bruit. Leur action résonna dans le tunnel, leur allure rayonnait lorsqu’ils en sortirent.
Alex était perçu comme une figure emblématique de la contestation et surtout comme quelqu’un d’immuable, accroissant la fascination à son égard.  Il devint ainsi l’un des instigateurs de la mode punk. On retrouvait des personnes s’en inspirant dans la rue, sur scène mais aussi dans les faits divers. En 1973, un adolescent se fit connaitre pour avoir agressé un camarade en habits blancs et chapeau melon. Il fut envoyé en maison de redressement.
Deux ans plus tard, un groupe de punk rock britannique émergea : The Adicts qui se produisaient sur scène avec des tenues largement inspiré des Droogies. De nombreuses personnalités de la scène musicale comme John Bonham de Led Zepplin, Kylie Minogue ou bien encore les Gnarls Barkley suivirent.
Alex apparait logiquement sur les podiums avec l’émergence du mouvement anti-fashion. 
On retrouve les  Drooges chez Jean-Paul Gautier qui le confirma publiquement lorsqu’il rencontra Malcolm McDowell à un festival de cinéma. Parmi les silhouettes les plus évidentes des dernières années, lors de sa collection été 2011, Limi Feu (la fille de Yohji Yamamoto) a poussé la ressemblance avec la tenue des protagonistes assez loin.  


Limi Feu printemps-été 2011

L’Orange Mécanique photographié par Max Vadukul pour Vogue Uomo

Dans les magazines aussi, en janvier 2008, parait dans le Vogue Uomo un éditorial retranscrivant l’ambiance du long métrage (et plus particulièrement celle de la scène de la Marina.)
Mais il est difficile d’aller plus loin lorsque l’on a rendu une copie stylistiquement fidèle, voir irréprochable. Il semble toutefois que le créateur autrichien Carol Christian Poell y soit parvenu. Quelques-unes de ses créations évoquent étrangement le vestiaire d’Alex DeLarge. Contenir l’identité du personnage dans des pièces portables tous les jours, c’est ce qu’il a réussi. Comme les yeux au bout des manches du Droog qui semblent avoir été retranscrits par le designer à l’été 2006 lorsqu’il réalisa une bague en forme d’œil. Quant aux clous de fixation sous ses bottes, ils sont aussi usuels sur les chaussures de Poell.  Puis la palette du créateur inclus deux codes couleurs chers à la troupe d’Alex: le /01 et le /03 respectivement blanc et blanc cassé.


Bottes et bague : Carol Chrisitan Poell

Autant dandy que punk,  boucher et joueur de cricket… La tenue d’ultra-violence se détache des autres portées dans le long métrage. Associant le chapeau de quelqu’un de respectable, une belle chemise à  des bottes de combat,  un pantalon de sport et des accessoires sanglants. Elle est pleine de contradictions. Cela lui permet d’avoir un impact visuel très fort qui participe pleinement à l’esthétisation de la violence dans le film. Sur elle seule repose l’idée de transmission d’un message d’intemporalité. Ses habits ne correspondent ni à une époque, ni à une classe, ni à un lieu particulier. Assemblage réfléchi ou fortuit, son accoutrement s’apparente presque plus à un costume de scène qu’à une tenue réaliste capable d’ancrer le personnage dans un contexte historique ou social. On pourrait faire la même remarque à propos du langage inventé par Burgess et repris par Kubrick. Un Anglais-russe très stylisé et imagé, qui empêche le réalisme d’une scène. Car c’est bien de cela qu’il s’agit au final : d’un refus du réalisme et du particularisme au profit de la recherche d’universalité.

Chemise promotionnelle faite pour la sortie du film aux Etats-Unis (collection personnelle – 1971)

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